L’évaluation au sens où nous l’entendons dans nos établissements est souvent conduite et vécue dans une approche principalement docimologique1. Pour être précis, Michel Vial2 catégorise notre façon d’évaluer dans « l’évaluation-gestion »3. La définition qu’il en donne est quand même très proche de « l’évaluation-mesure » qui s’appuie sur la docimologie. Cette forme d’évaluation a tant pris le pas qu’elle est même devenue pour de nombreux acteurs du secteur social et médico-social la seule définition de l’évaluation connue. En moyen français, le terme « avaluer » signifie à la fois fixer un prix et déterminer la valeur approximative d’une chose en l’estimant. Ainsi ce mot est un oxymore à lui seul puisqu’il renvoie à une objectivation autant qu’à la subjectivité. Ce que Michel Vial appelle « l’évaluation-problématisation » est le versant herméneutique4 de l’évaluation. Il serait cependant réducteur d’opposer simplement l’approche herméneutique à l’approche docimologique, l’herméneutique comprenant également une part de contrôle et d’objectivation. Mais leur épistémologie est contraire. Si nous passons beaucoup de temps à problématiser, cet exercice ne nous fournira pas pour autant des indicateurs nationaux pertinents. Notre pratique de la méthodologie qui transforme des objectifs généraux en objectifs opérationnels vérifiables avec des critères et des indicateurs nous en donne à peine l’illusion.
J’ai eu l’occasion plusieurs fois de pouvoir illustrer la portée de cette illusion sur la base des critères de « sorties dynamiques » fournis par les services de l’État dans le champ de l’insertion par l’activité économique. En 2012, les résultats en la matière du chantier que j’animais étaient tout à fait satisfaisants avec un taux de 57,10%. Lorsque j’ai argumenté auprès de la Direccte le caractère purement informatif de ce taux, il ne m’a pas été difficile de démontrer la faible pertinence de ces critères. En effet, cette année-là, la totalité des personnes que j’ai pu mentionner au titre d’un retour à l’emploi durable (signature d’un CDI ou CDD de plus de six mois) ont rompu leur contrat soit au terme de la période d’essai, soit avant le terme du contrat prévu. Une partie des personnes déclarées en sortie vers l’emploi de transition étaient dans des situations analogues. En revanche, d’autres personnes que je n’avais pu placer dans aucun des critères de sorties dynamiques avaient, selon nous, proposé un parcours très cohérent et riche : obtention d’un diplôme pendant le contrat sur le chantier d’insertion, obtention d’un permis de conduire, règlement de problématiques sociales ou personnelles importantes de manière durable.
Cela signifie-t-il qu’il faille rejeter toute forme d’ « évaluation-gestion » dans le travail social ? « De toute façon, aucun outil d’évaluation n’est bon en soi, parce que l’évaluation standardisée passe à côté de l’essentiel du soin »5.
Cela signifie-t-il qu’il nous faille bâtir nos propres critères ? La question n’est pas liée à la pertinence des critères. Une fois de plus, la réponse est sans doute plus complexe. Elle est à bâtir. « En somme, ce qui fait la valeur de l’outil d’évaluation, c’est l’usage qu’en fait l’évaluateur. L’outil d’évaluation est le prolongement de l’évaluateur. Le meilleur outil, c’est lui-même. »6 Voici ce que je retiens. Dès lors que nous posons un critère, nous entrons dans un système, une école, ou plus précisément un curriculum au sens sociologique du terme7. L’instrumentation est utile. Les sciences, organismes, outils de l’évaluation connaissent un essor sans précédent et se professionnalisent. Ces outils sont assez souvent bâtis dans une approche docimologique de l’évaluation. Ils doivent nous permettre de progresser, de mesurer, d’objectiver des pratiques et de nous professionnaliser davantage. Mais ils ne sont qu’une partie de l’évaluation. L’évaluation, la véritable évaluation, n’est pas qu’une photographie de chiffres et d’items à un moment donné de la vie associative. Elle se conduit toute l’année, à travers des outils de mesure, mais également à travers des outils d’action et de réflexion. Les supervisions, les groupes d’analyse des pratiques, les entretiens, les réunions, la formation, tout ce qui peut ajouter la lettre au chiffre, tout ce qui nous aide à donner du sens au parcours des bénéficiaires, font partie de ce grand ensemble complexe que nous pouvons appeler enfin l’évaluation ou, comme le dit si bien Michel Vial, « l’articulation des contraires ».
C’est ce point de vue qu’il nous faut, dirigeants de structures, responsables associatifs, me semble-t-il défendre auprès des autorités de tarification. Loin de nier l’utilité des critères qu’elles nous demandent, il serait pertinent de les associer dans une approche globale. Pour cela, il convient avant tout d’éviter la confusion que l’évaluation-mesure serait la démonstration à elle seule de la pertinence d’une action sociale.
Pour résumer, l’évaluation-mesure qui permet de nourrir des indicateurs d’activités à l’échelle nationale peut aider le législateur à appréhender l’ampleur d’une question sociale. Concernant la qualité du travail social et médico-social au sein même des dispositifs, elle ne peut être qu’un élément parmi d’autres , et il serait périlleux d’évaluer sur leur seule base la pertinence et la qualité d’une prestation sociale ou médico-sociale.
A ce titre, que les indicateurs puissent par exemple partiellement servir à rémunérer le travail social et médico-social constituerait selon moi un non-sens. Il est dans l’intérêt de tous que cette idée ne fasse pas son chemin, car elle est impensée. Si l’indexation des crédits aux résultats des évaluations peut laisser apparaître le mirage d’une dynamisation du secteur, elle présente surtout le risque d’induire une fabrication de la réalité dénuée de sens et à terme d’efficacité au regard des objectifs de nos structures et services. Rien ne pourra jamais remplacer efficacement le dialogue entre les gestionnaires et les autorités de tutelles, car ce dialogue permet d’ajouter la lettre au chiffre. Elle ajoute la vidéo à la photographie. Cette lettre est indispensable à l’appréciation authentique de notre activité, et aucun chiffre, aussi élaboré soit-il, ne pourra l’imiter.
Mickaël LOONÈS
1 Docimologie : Étude scientifique des examens et des systèmes d’évaluation en éducation. La docimologie étudie, entre autres, les éléments qui peuvent jouer un rôle dans la modification des notes, in Pédagogie, dictionnaire des concepts clés, 8è édition, 2010, ESF éditeur, 508p.
2 Michel Vial, maître de conférences Sciences de l’éducation, Université de Provence
3 http://www.michelvial.com/boite_96_00/1999-Modeles_et_logiques_de_l_evaluation.pdf
4 Herméneutique : au sens premier, art de l’interprétation des textes ; en un sens plus large, art de la compréhension, en tant qu’il décrit notre expérience générale du monde, in Grand Dictionnaire de la Philosophie, 2003, Larousse CNRS Éditions, 1106 p., p. 477
5 THUILIER O., VIAL M., 2003, L’évaluation au quotidien des cadres de santé à l’hôpital, Rueil- Malmaison : Éditions Lamarre, 220 p., p. 54
6 THUILIER O., VIAL M., 2003, L’évaluation au quotidien des cadres de santé à l’hôpital, Rueil- Malmaison : Éditions Lamarre, 220 p., p. 54
7 PERRENOUD P., 1984, La fabrication de l’excellence scolaire, Genève-Paris : Éd. DROZ, 326 p., p.104